EN QUETE DE SOI - Episode #22

L’Ayahuasca, la plante médecine

Les livres de Carlos Castaneda et les films de Jan Kounen ont entraversé ma route au bon moment. C’est la curiosité, véritable fil d’or de mes expériences, qui m’a poussée à franchir le pas vers cet inconnu qui me terrifiait autant qu’il m’intriguait. Je devais le faire. Une fois. Pour voir. Pour me libérer de cette mélancolie chronique. Est-ce du courage ou de l’inconscience ? De l’excitation à sortir de la marge, à explorer l’inconnu ou de la naïveté ? Tout ce que je sais, c’est que je me suis retrouvée dans un avion pour Lima, et bientôt au cœur de la jungle avec un groupe prêt à traverser les rives de nos âmes pour entrer au plus profond de nos ombres… Folie furieuse !

Après un voyage de presque quarante-huit heures, nous sommes arrivés à destination sous la pluie.

Quelle idée d’aller me confronter à mes démons !

 

Aéroport de Lima, direction Tarapoto. Une demi-heure de marche éprouvante dans une obscurité, sans lampe ni bottes, épuisée, dans une jungle inconnue. En voilà assez pour que la colère commence à pointer son nez : nous aurions dû passer une nuit à la capitale pour reprendre des forces avant d’entamer cet ultime voyage pour le saut chamanique. J’ai déjà envie de repartir. Et je ne suis pas au bout de mes peines.

Alors que je suis en pleine marche, tâtonnant entre les brindilles, les racines, les feuilles, un homme s’écroule. Inerte. Entre fleuve et jungle. Médusée, j’alerte comme je peux. Par chance, une infirmière fait partie du convoi. Premiers soins de secours. Rapidement, elle nous annonce son décès. Le choc. Envie de m’enfuir. La mort. Souvenir comme un flash de mon grand-père. Ce front gelé m’avait terrorisée. La mort, ce glaçon sans vie. Dans cette lumière tamisée, je ne vois pas grand-chose, des bruits de pas, des gens s’activent. En espagnol. On nous dit de partir. Que le colosse va être pris en charge. Il est si grand. Choquée, j’avance comme un zombi. Arrivée troublante dans une ambiance glauque, les pieds dans la boue, la mort en guise de bienvenue. Cet inconnu va prendre une grande place dans cette initiation. Je commence à avoir peur…

Nos chambres sont attribuées. Le domaine est assez grand. Plusieurs habitations sur pilotis encadrent les côtés d’un grand terrain. Une bâtisse centrale sert de bureau d’accueil et une autre en hauteur sera la fameuse maloca, lieu de nos voyages chamaniques. Une autre maison à pilotis sur la droite fera office de dortoir.

Je m’engage sur le petit chemin et monte les escaliers de la maison en bois typique, agencée d’ouvertures fermées par des moustiquaires en guise de fenêtres. Un dernier lit disponible s’offre à moi. Dormir à côté d’une porte ouverte me demande un effort surhumain, moi qui ferme tous mes verrous plutôt deux fois qu’une. Pas rassurant. J’ai aperçu deux gardes faisant la ronde.

C’est parti pour faire sauter les habitudes.

Deux autres femmes occupent les lieux, mais je n’ai pas eu l’occasion d’apprendre à les connaître durant nos précédents séminaires. Je regrette d’être venue. Cette mort ne prédit rien de bon. Je ne comprends pas pourquoi le chaman ne l’a pas sauvé. Le doute me saisit immédiatement sur ses capacités, sans pouvoir contrôler ce jugement alors qu’il n’est pas un magicien à ressusciter les morts. Mais persuadée qu’il est là pour protéger nos âmes, un doute puissant m’envahit. Dire que je vais lui confier la mienne ! Je ne me sens pas du tout protégée. Respiration. Panique à bord.

Une cloche retentit entre les gouttes de pluie. Le signal du départ vers la maloca. L’énergie du lieu impressionnerait n’importe qui. Nous enlevons nos chaussures à l’entrée par respect. Pour ne pas amener nos énergies sur ce sol prêt à recevoir nos immondices mentales. Des tapis sont disposés en cercle tout autour de la pièce avec au milieu, un feu et sa colonne de fumée montant vers le ciel par un trou dans le bois de la maloca. Je m’installe à gauche de l’entrée. Pas trop loin du chaman. Pour me rassurer. « Papa » n’est pas loin. Mince, je l’ai dit. En attendant, il observe l’arrivée de ses voyageurs au grand départ vers l’inconnu de cette initiation. Je ne me sens pas à ma place. Autant en France, je comprends ma route, autant ici, j’ai vraiment la sensation d’être étrangère à cet enseignement. Trop éloigné de ma culture. Et puis je suis en colère. Et c’est alors que le chamane nous parle de cet homme qui a quitté cette réalité sur le chemin qui menait au centre. Tout a été tenté pour le réanimer. En tant que chamane, il peut aider son âme à partir sur l’autre rive, mais il n’a pas le pouvoir de vie et de mort sur une personne.

Nous sommes venus faire une initiation profonde et intense qui demande de respecter un silence absolu. Personne ne nous oblige à être ici. Nous pouvons encore partir avant le grand départ demain soir. D’ici là, nous sommes invités à bien réfléchir et si nous sommes prêts, rendez-vous ici demain soir. Nous avons ensuite prié pour cet homme décédé afin que son âme puisse partir en douceur vers d’autres rives. Nouveauté pour moi que de prier un mort. Mais il semblerait que mon âme soit prête pour cela car je le fais avec solennité et respect, malgré ma réticence mentale faisant le lien entre religion, prière et dogme… 

Vingt et un jours dans le silence ! Encore une fois, je suis tentée de partir. Fatiguée par le décalage, le manque de sommeil, la marche et la mort en toile de fond, nous retrouvons rapidement nos chambres. Je ne saurai rien de mes colocataires puisque dorénavant le silence est de rigueur. Épuisée, j’ai l’impression d’entendre le glissement d’un serpent sous la maison. Ne pas penser aux bestioles. Ne pas penser à la porte ouverte sur la jungle béante. J’aperçois un cafard géant passer devant la moustiquaire. Tout va bien. J’ai une bonne étoile au-dessus de la tête. Enfin, j’espère…

Début des festivités. Dans le silence ponctué du bruit des pas, des respirations et des sons de la nature, nous marchons l’un derrière l’autre comme dans une procession, dans le respect des consignes. Nous grimpons l’escalier vers le lieu des sacrifices. J’exagère. Quoique… Il s’agit bien de sacrifier notre confort, notre zone de bien-être pour dépasser les frontières que nous avons érigées en nous et autour de nous par méfiance et peur de l’autre. Pour accepter une telle expérience, j’ai dû être amérindienne dans une autre vie, je ne vois pas, sinon, pour quelle raison j’aurais choisi de venir ici. L’envie d’un trip? Je n’ai plus ce feu de la jeunesse. L’envie d’extase ? L’Ayahuasca n’est pas une drogue, même si elle fait traverser d’autres réalités.

Pour un Occidental, ce concept reste difficile à appréhender. La plante médecine offre un pouvoir de guérison par un voyage au cœur de la conscience. Un nettoyage énergétique puissant pour enlever toutes les scories du passé, travailler au plus profond nos mémoires.

J’ai peur de cette expérience et en même temps je sens l’appel dont il parlait. Comme si je devais le faire, une fois. En vingt et un jours d’initiation en pleine jungle, cela équivaudrait à… dix ans de thérapie ! Vraiment ? Après tout, vingt et un jours, c’est quoi dans une vie? Pour gagner du temps à ne plus me morfondre ou sentir cette mélancolie récurrente m’envahir.

Le décor est planté pour la cérémonie ritualisée qui commence par un passage individuel devant le chamane et ses « assistants », afin de récupérer notre verre rempli du liquide visqueux. Le nectar des dieux amazoniens. La fameuse plante médecine : l’Ayahuasca. Le  chamane va être le messager de la plante. Son rôle semble être le garant du lien entre le verre et nous, un pont entre l’esprit de la plante et notre conscience. Je ne comprends pas exactement la « fonction » de chamane, si ce n’est la capacité à voyager entre les mondes, la capacité à guérir les âmes, quelque chose dans le genre… Mais pour une raison que j’ignore, je connais intuitivement cette médecine. Je sais qu’elle a fait ses preuves et que ce chamane  en connaît les secrets depuis de nombreuses années. Moi qui ai une grande méfiance pour toutes sortes de « gouroutisation », je sens qu’ici, on ne rigole pas avec le sacré. Mon âme sait.

En prenant le verre, ma main tremble. Nos visages ne respirent pas la sérénité. Ce genre d’univers inconnu fait vraiment très peur… Ce soir, nous allons faire une mise en bouche pour inviter notre corps à rencontrer l’esprit de la plante. L’Ayahuasca va nous ouvrir les portes d’une réalité différente de nos sens habituels.

Nous allons purger ce corps, l’âme et l’esprit par ce nettoyage complet.

Maintenant, nous buvons en conscience en remerciant l’esprit de la plante. Et c’est parti. Je n’avais jamais rêvé goûter à cet élixir. Que dis-je? Ce liquide infâme. Un goût infect, une couleur noirâtre, un aspect visqueux, épais. Indescriptible et imbuvable. J’ai envie de me boucher le nez pour absorber ce liquide nauséabond. Si je dois aimer la plante, c’est mal parti. Infecte !

À peine sommes-nous allongés que les tambours remplissent le vide sonore de la maloca pour envahir peu à peu nos consciences. La cérémonie a duré longtemps, puisqu’à six heures du matin. J’ai donc dormi pendant des heures sans m’en rendre compte. Pour la première soirée, l’esprit de la plante a dit au chamane de respecter notre besoin de récupération. La grande lessive commence ce soir.

En descendant vers la chambre, une halte pour le petit-déjeuner. Fruits, céréales, plantes infusées pour la détoxination du corps. Le groupe semble si fatigué et les regards si tristes. J’aimerais échanger un sourire. Rien. Respect des consignes. Ici, pas de rébellion. On applique à la lettre. Aucune parole ni échange de regard, excepté pendant les témoignages. Pour nous obliger à rester centrés sur nous.

Ce côté austère me gonfle. Je vais en profiter pour observer mes contemporains. Car finalement, ici comme ailleurs, dès qu’un groupe se forme, les codes de la société se rejouent. Je l’ai vu au sein du collectif musical il y a quelques années, je l’ai vu en entreprise, je l’ai retrouvé durant les initiations chamaniques, et je le vérifie encore ici. Il y a toujours les moutons, les leaders, les rebelles, les fuyants, les timides, les perfectionnistes, les premiers de la classe, les militaires, les illuminés, les doux, les amoureux, les psychopathes, les idéalistes, les joyeux, les jaloux, les manipulateurs et tous les autres… Mais je ne dois pas me tromper d’objectif : je suis venue d’abord pour observer ces autres qui habitent en moi.

Notre deuxième cérémonie va commencer dans quelques heures. Vingt nuits encore à tirer. La montée vers la maloca est ponctuée de signes d’anxiété. Je ne savais pas que j’avais si peur. Nous arrivons dans ce lieu avec le mental chargé à bloc de convictions, croyances, peurs, mauvaise hygiène. Il faut nettoyer tout cela, ce que va faire le nectar.

J’entends la flûte, le tambour. Puis peu à peu, la musique fait place au silence. Comme si je m’éloignais de cette réalité. La lessive commence. Des images arrivent à la vitesse grand V sans sens, se bousculant, se chevauchant. Des couleurs, des formes, des situations de ma vie, de l’humanité s’enchaînent à un rythme impossible à canaliser. Des visions hallucinatoires ou bien est-ce ma conscience captant un flot d’informations ? Pourtant la clarté des images m’interpelle. Je n’ai pas l’impression d’être droguée. Suis-je en train de traverser la folie ? Cet état de démence fait peur.

Peur de perdre le contrôle des pensées, de ma vie, de mon état. Est-ce cette peur qui se matérialise sous forme de visions étranges, obscures ?

J’ai l’impression de vivre une scène du film Au-delà de nos rêves avec Robin Williams. Les mêmes couleurs fluorescentes, éclatantes. La même possibilité d’intervenir sur nos pensées pour créer notre réalité. Essayer de comprendre le pourquoi de telle image est vain car une autre a déjà commencé à effacer l’ancienne. Impossible de contenir quoi que ce soit. Impossible de maîtriser ce flux d’informations visuelles qui donnent le tournis. Tant d’images sans rapport entre elles. Une éternité de l’humanité arrive devant mes yeux comme un film projeté sur un écran virtuel sans avoir à passer par la case raisonnement et intellectualisation. La tête plongée dans un écran de télévision avec DVD implanté dans le cerveau. Pur délire ou réalité virtuelle sur d’autres plans ? J’ai peur. Des sueurs froides alternées de suées bouillantes m’obligent à me relever. Ma vision a changé. L’endroit semble irréel. Le chamane s’approche. J’aimerais le toucher pour sentir son existence physique. Je panique. Sensation de solitude au milieu de tous ces corps inertes, allongés, inanimés. Je n’aurais pas dû ouvrir les yeux.

Et voilà le retour des visions sans sens, sans forme, dans un enchaînement inconnu à la conscience ordinaire. Mais pourquoi ?

Les mots s’inscrivent dans cet écran noir de ma conscience comme un mantra à réciter : la plante médecine comme une autoroute vers la félicité.

D’un coup, je sens une force puissante gigoter dans mon ventre. L’impression de vivre la scène de Sigourney Weaver dans Alien. Décidément, le cinéma a marqué de son empreinte mes canaux neuronaux ! À l’intérieur, « cela » gigote, se tourne, se retourne. Comme une énorme « chose ». Je sens qu’elle va sortir. Les nausées s’intensifient. Je cherche ma cuvette. Au moment culminant, un cri horrible sort de ma bouche, suivi par un flux de renvoi de toutes mes tripes. Et l’horreur s’affiche devant mes yeux. J’ai l’impression d’avoir vu l’espace d’une seconde un véritable alien, monstrueux, dans le récipient accueillant le contenu intestinal. Une hallucination de mon esprit puisque la cuvette ne contient que les déchets de mes maigres repas. Pourtant, je jure avoir eu la sensation de voir sortir la tête d’un monstre.

Il me faut un moment avant de reprendre mes esprits. J’ouvre les yeux. Je vois d’autres personnes penchées sur leur bassine. À ce moment-là, le chamane me donne du sel pour me faire revenir sur terre.

Oh mon Dieu, je n’aurai pas le courage de faire ce travail, ce n’est pas pour moi, je me suis trompée. J’ai trop peur. J’ai passé ma vie à voir ce qui n’allait pas. Depuis un an, j’arrive enfin à voir la vie autrement et voilà que je m’inflige à nouveau une telle violence. Voir la mort ou la folie ne m’intéresse pas. C’est du masochisme.

On dirait bien que nous traversons une forme de folie. Celle de nos peurs, qui sont pure folie puisqu’elles n’existent pas. Elles sont créées par notre mental. La peur prend la forme d’images liées à mon inconscient rempli de tout ce que j’ai vu dans ma vie. À moins que ce soit une mémoire de vie antérieure ?

J’ai vraiment peur de perdre le contrôle, de perdre la raison. À cet instant, j’aimerais vraiment être rassurée. La lumière est au bout du tunnel, mais il faut d’abord traverser le long tunnel.

 

Seuls avec nos épées de conscience, nous voyageons avec les dragons de feu pour trouver le fameux Saint Graal. Personne ne pourra nous sauver.

Nous devons traverser les montagnes, tel le valeureux chevalier ou la courageuse amazone, afin de trouver notre propre libération. Mais je n’ai pas la force de me sentir si seule et démunie. On dirait que personne ne s’en rend compte.