À l’adolescence, je garde le souvenir de ne pas m’aimer. À chaque arrivée des menstruations, une souffrance psychologique pointe son nez, comme une gêne, un problème, une salissure, un handi- cap. Je les rejette, ou plutôt les ignore. Il faut faire avec, sans y prêter trop d’attention. Personne ne m’explique vraiment mon passage de jeune fille à femme. Si ce n’est rationnellement. Mais rien ne vient vraiment honorer ce passage important pour une petite fille. Pour les garçons, certaines traditions accueillent ce passage de l’enfance au jeune homme comme une fête, lors d’un rituel par exemple.
Dans les anciens temps, on honorait les différentes transitions de vie. En Occident, rien ne subsiste des rites anciens de nos grands-mères, de nos aïeules. Nous devons nous débrouiller seules. La course à l’individualisme et au profit dans laquelle notre société est engluée aujourd’hui, a complètement fait voler en éclats la notion de famille et de rituels. Comme si la tradition était synonyme de régression, ou plutôt comme si la modernité imposait d’oublier notre passé. Or, nous sommes le fruit de notre passé collectif.
Le jour où je deviens femme est donc un jour comme un autre. Voire pire, puisque je me sens sale.
La première fois où j’ai senti du sang couler entre mes cuisses, j’étais chez un cousin. Je n’ai pas de souvenir précis, si ce n’est l’envie de partir vite de chez lui, et surtout ne rien dire. Pourquoi? Aucune idée. Je ne me souviens de rien d’autre. Comme une gomme qui aurait effacé ma mémoire. Et puis, en famille, nous ne parlions pas des choses intimes. Sûrement par pudeur et par reproduction d’une éducation transmise de génération en génération. Je me souviens seulement que je n’accueille pas ce moment de manière joyeuse mais plutôt comme un boulet menstruel. Je suis maintenant dans la norme. Bien qu’à cette époque, je ne me sente pas spécialement femme parce que j’ai mes règles. Pour moi, c’est plutôt la galère qui commence. Je ne le sais pas encore, mais les douleurs qui surviennent une fois par mois sont le signe annonciateur de quelque chose qui va marquer ma vie.
Mais je ne parle pas de mes règles, tout simplement car personne ne parle des règles. Trop tabou. Le sang dérange. Il plane comme une gêne, même entre filles. Je ne me souviens pas de discussion autour de ce sujet, alors qu’une fois par mois nous sommes toutes confrontées à cette perte de sang. Pourquoi? « C’est normal d’avoir mal », paraît-il. Voilà à peu près tout ce que je reçois comme information. « Ne fais pas ta douillette, nous sommes toutes passées par là ! » OK, le message est clair. Je fermerai donc ma bouche, et n’aborderai pas ce non-sujet.